
C’était en 1998. J’avais décidé de retourner rapidement en Iran car le charme de ce pays est infini. Il s’y associe le sens de l’accueil des iraniens, la grande richesse historique et préhistorique, des paysages ensorcelants et les mystères d’un pays à peine écorné par le tourisme. Pour tout dire une région d’exception. Aujourd’hui d’ailleurs, c’est un de ces nombreux endroits où il est sûrement un peu plus difficile d’aller. Le monde s’est bien refermé en 10-15 ans !
Mais revenons en 1998, j’avais prévu un périple particulier pour montrer à Sylvie les grands incontournables, Esfahan, Shiraz en priorité, Persépolis mais aussi des lieux plus discrets et mystérieux comme Mashad. Enfin, la discrétion s’arrête à notre seul entendement car 20 millions de pèlerins se rendent à Mashad tous les ans peut-être comme les cathos se rendent à Lourdes, par queues interminables. Imaginons donc un iranien venant en France pour visiter Lourdes. Il serait taxé de bizarre. Bon pour la Tour Effel, Disneyland, le Château de Versailles, mais Lourdes !
D’autant plus spécial que ce n’est pas facile de se rendre à Mashad lorsque vous êtes en plein milieu du désert de Lut à Kerman. Cela vous oblige à repasser par Téhéran dans une direction pratiquement opposée. Quelques milliers de kilomètres, même en avion, cela fait une trotte surtout sur un séjour de deux semaines. Il faut être volontaire donc et nous l’étions, enfin au moins moi, l’Organisateur.
Pourquoi cette frénésie de Mashad ? Mashad veut dire Martyr en farsi. C’est le lieu où repose sous un dôme doré à l’or fin, le 8ème imam des shiites, l’Imam Reza, mort assassiné par empoisonnement en 918. Et il n’y en a que 12. Même pas d’ailleurs puisque le douzième s’est éclipsé et reviendra sur terre juste pour annoncer la fin du monde. La ville s’est construite autour du tombeau de notre imam. De nombreux miracles apparaissent et ce lieu saint, le second après la Mecque pour les Shiites, et remplissent de joie les pèlerins s’y rendant des ex républiques soviétiques, kirghize, turkmènes, etc. Une vraie foire bigarrée accédant depuis si peu de temps à un summum exacerbé de leur religion.
Nous étions arrivés la nuit dans un Tupolev aux sièges bringue ballant mais remplis de pèlerins donc sans risque car assurés par leurs prières[1]. Cette ville, la seconde d’Iran par sa population, aux bâtiments modernes et aux avenues rectilignes à n’en plus finir est plus moche que moche à vrai dire. Une sorte de modernisme incongru à la frontière de l’Afghanistan fermé. Mais nous avions trouvé un hôtel à proximité du Saint des Saints et nous avions entre aperçus avant de rentrer dans l’hôtel le regroupement des dômes magiques de la ville sainte. L’hôtel quant à lui était un lieu de d’hébergement pour les pèlerins. D’ailleurs, il n’y a que les pèlerins pour venir à Mashad sauf quelques frappadingues comme nous.
L’hôtel offre un gros savon à chaque nouvel arrivant, manière de dire sans le dire qu’il faut un minimum d’hygiène pour aller vénérer Reza. D’ailleurs, ce savon n’est pas un luxe, à moins que les autres hôtels se montrent plus pingres, comme nous le verrons demain !

Dans les couloirs, il faut se frayer un chemin entre les cartons empilés qui repartiront vers le Kirghizstan, le Turkménistan dans des attelages défiant chacun à sa manière les lois élémentaires de la gravité. Il faut dire qu’à l’époque il n’y avait rien dans ces nouvelles républiques, pas plus pas moins qu’aujourd’hui. L’Iran a toujours été un pays riche comparé à ses voisins, Turquie exceptée.
Car il n’est pas tout de se rendre sur un lieu saint à partir des ex républiques de l’URSS. Il faut aussi savoir associer l’utile à l’agréable, jeans, vaisselles, et autres bric-à-brac du quotidien traditionnel pour la famille, les voisins et les voisins des voisins.
Le matin, tôt levé comme il faut pour se lancer dans l’aventure, nous avions pris le sacro saint petit déjeuner sans lequel les forces nécessaires vous lâchent toujours au pire des moments. Nous nous étions rendu chez un marchand de jupes grises parce qu’ici nous sentions bien que la longue jupe colorée de Sylvie ne passerait plus. Mashad est fort loin d’Esfahan la permissive!
Accoutrés du mieux que nous pouvons nous nous rendons à l’un des points cardinaux de la ville sainte. La ville étant ronde possède 4 entrées. Nous faisons la queue pour passer sous le portique détecteur de mensonges et de métaux quand un garde se précipite sur nous. Qu’avons-nous fait, nous, si sages que nul ne devrait nous remarquer dans cette foule bigarrée ?
« Mon frère, es tu musulman ? » Interloqué par une telle question, je réponds bêtement la monosyllabe qui tue plus vite que le micro onde « non ». « Alors tu ne peux pas rentrer ici, seuls les musulmans peuvent entrer. Sylvie et moi nous regardons médusés. J’aurais mérité une digne scène de ménage, et si ce n’est le divorce immédiat, au moins une sérieuse menace. Cela s’appelle de l’organisation. Plus de 3000km de détour pour rien, pire que rien. Mais non, nous restons sans voix tous les deux. D’ailleurs, le garde nous montre un panneau très explicite. La négociation est impossible.
Nous retournons dépités à notre hôtel. Le patron nous accueille un peu surpris. C’est un temps mort de la journée pour lui et nous l’intriguons. Qu’est-on venu faire dans ce bout du monde ? Nous lui expliquons nos déboires et notre déception. Il compatit. Il réfléchit. Il réfléchit encore ; En fait, les iraniens sont très accueillants. Ils adorent faire plaisir aux étrangers qui passent et encore plus à ceux qui leur montrent un intérêt ou un intérêt à leur culture. « Faîtes vous donc passer pour des musulmans ! »
« Ah ben oui !», c’est tellement simple, je me demande pourquoi je n’ai pas trouvé la solution tout seul. D’ailleurs, habituellement nous sommes très complémentaires avec Sylvie : il y en a toujours un pour sortir le couple de l’impasse !
Comment cela s’appelle-t-il déjà ce genre de petit jeu : l’apostasie ? Cela va bien chercher dans les 150 ou 200 ans de purgatoire, rien que pour un petit coup. Oui mais quel coup. Je me mets à rêver. Se faire passer pour un musulman pour aller rendre visite à l’Imam Reza. Cela devient encore plus magique car ce serait un vrai défi comme on n’en relève qu’un dans tous ses voyages ! Je souris aux anges ! Quels anges ? Ils sont tous pareils, avec de grandes ailes blanches! Ils font tous pareil, ils intercèdent entre Dieu et nous. Ah Gabriel quand tu nous tiens…
Notre hôte me fait brutalement redescendre sur terre. « Connaissez-vous les 5 préceptes de l’Islam ? » « Oui bien sûr trop facile
– Tu n’adoreras que Dieu
– Tu te rendras à la Mecque si tu en as les moyens (ça va encore)
– Tu pratiqueras le jeun
– Tu feras tes 5 prières quotidiennes
– Tu pratiqueras l’aumône »
« Oui, c’est bien mais il faut le dire en arabe sinon ça ne passera pas ! » Je vous écris tout ça sur la page de garde de votre Lonely Planet pour que vous l’appreniez avant ce soir. Car il faudrait mieux y aller vers 17 heures quand les gardes sont fatigués de leur journée et surtout allez par une autre entrée ! »
Ouhlala !!! Et moi qui n’aie pas de mémoire (ce n’est pas Alzheimer car je n’en ai jamais vraiment eue pour ce genre de choses). Nous passons une bonne partie de la journée à essayer quand même. Entre toutes ces onomatopées en OU O A je m’y perds et c’est moi qui devrais répondre tout à l’heure. La femme ne compte pas en terre d’Islam. Au mieux elle suit son mari et au pire elle est séquestrée. Pas de seconde chance donc. Je renonce. Je les réciterai en anglais, c’est la seule issue pour être un tantinet crédible.

Nous nous rendons à la porte opposée. La file s’est réduite à cette heure avancée de la journée et j’ai l’impression que l’on ne voit plus que nous. Il me semble que sur nos fronts est écrit en majuscules «CHIEN DE CHRETIEN INFIDELE ». Lorsque le garde vient vers nous, je me ressaisis comme parfois je sais faire dans les moments à fort enjeux. Il n’a pas l’air si fatigué que cela. Il semble bien tenir la longueur de sa journée de labeur. « Bonsoir mon frère, tu ne peux pas rentrer ici car c’est réservé aux musulmans ».
« Comment ça ? mais qui te permets de dire que je ne suis pas musulman ? La couleur de ma peau ? mon absence de barbe ? Mais ne sais tu pas qu’en France il y a 5 millions de musulmans mon frère ? Dans mon pays c’est la seconde plus grande religion et bientôt la première[2]! Laisse nous donc rentrer s’il te plait! »
Gentiment le garde me prend par le bras alors que je tente d’avancer sous le portique. « Non tu es un touriste, tu ne peux pas rentrer. Je suis désolé. Regarde c’est écrit sur le panneau » Je ne regarde pas ce tableau que je connais très bien. « Nous sommes musulmans mon frère et tu n’as pas le droit de nous empêcher d’entrer faire notre pèlerinage. Nous avons tant voyagé pour arriver jusqu’à la tombe de l’Imam Reza. Tu ne sais pas comme cela importe pour nous ! Laisse nous entrer maintenant ! » Lui dis-je en le bousculant un peu.
Le garde appelle un de ses acolytes. « Bonsoir mon frère, tu dis que tu es musulman, récite donc les 5 préceptes de l’Islam s’il te plait «
Trop facile. Le moment est venu. Je les récite avec une sorte de ferveur, comme ci le monde pouvait s’arrêter. En fait de s’arrêter, c’est lui qui m’arrête. « Mais non tu sais bien que c’est en arabe que ça se récite! » « Comment çà mon frère en arabe. Je ne suis pas arabe. En France on récite et on prie en français[3]. Qu’importe la langue, c’est la foi qui compte devant Dieu ! » Et je continue.
Très soucieux, le second garde prend son talkie walkie et baragouine une phrase dont nous ne comprenons pas un traitre mot. Nous attendons sous le soleil encore puissant à cette heure. Pendant ce temps les pèlerins nous doublent en nous dévisageant comme si nous étions des martiens. Un troisième lascar arrive enfin. « Bonsoir mon frère. Pourquoi veux-tu rentrer ici ? » « Je veux prier sur la tombe de l’Imam Reza ».
« Accompagne-moi. Ton épouse reste ici pendant que tu fais tes ablutions » La première étape est franchie. J’accompagne mon nouveau frère le cœur battant comme si je me rendais à mon premier rendez vous amoureux. Nous pénétrons la première enceinte et nous nous rendons vers un bassin rempli d’eau autour duquel se regroupent de nombreux pèlerins. Machinalement je me remémore : commencer par les parties du corps les moins dignes, pied gauche puis droit puis main gauche , droite, enfin le visage. Facile !
Cela prend un temps fou de délasser ces foutues chaussures. Puis les chaussettes. Les gens me regardent, me dévisagent, m’interrogent de leurs regards, me suspectent. Je n’ose plus regarder mon nouveau frère. Je commence soigneusement. Peut-être est-ce que ma main tremble ? Je ne sais plus. Je me concentre. Je me concentre. Point par point, j’essaie d’oublier mon entourage. J’ai presque fini. Un gamin me frappe durement l’épaule. Mon nez s’est mis à pisser le sang sans que je m’en aperçoive. Le sang coule dans le bassin. C’est un sacrilège ! Le sang est toujours maudit dans une enceinte sacrée ! Je me reprends et je finis. Je me rechausse. Les chaussettes sont dures à enfiler sur des pieds mouillés. Je fulmine.
Enfin prêt, je m’apprête à me rendre vers le bâtiment au dôme doré qui domine la ville. J’ai d’ailleurs oublié Sylvie. Reza est mon seul salut maintenant. Mais le gardien me barre ostensiblement le passage. « Tu ne peux pas rentrer ». Je n’ai pas davantage d’explication. J’essaie à plusieurs reprises. En fait j’avance d’une plus petite distance à chaque fois. Je suis dans un rêve éveillé. Ah…Mashad !
Le gardien appelle de nouveau dans son talkie walkie. Il est visiblement contrarié. Pas autant que moi. Il me fait enfin signe de le suivre. Mais nous nous éloignons du Saint des Saints. Nous nous dirigeons maintenant vers un grand bâtiment. Nous entrons par la porte principale et nous arrivons dans un grand salon avec une table basse entourée de canapés moelleux et richement décorés.
Un homme important semble-t-il m’attend. Il est accompagné d’autres personnes mais c’est lui qui dirige visiblement. Il porte un turban noir, signe qu’il descend directement du Prophète. Il se lève pour m’accueillir et me souhaite la bienvenue.
La solennité du lieu et la disposition des personnes qui me regardent me liquéfie. Comment continuer de mentir ici ? Jusqu’où cette aventure va me conduire. Je me souviens tout d’un coup de Sylvie, de l’autre côté de l’enceinte étanche. Il est bien temps ! Je suis seul. Je me prends à penser que cette nouvelle aventure m’a entraîné dans un cul de sac.
Mon hôte me présente la coupe de fruits. Je saisis une pomme. Je commence à l’éplucher et je me sers de ma main droite pour manger. Réflexe salvateur a minima! Nous engageons la discussion sur mon voyage en Iran, la raison de ma présence à Mashad. Il m’est facile de dire que je souhaite me recueillir sur la tombe de l’Imam Reza. Nous n’entrons pas dans les détails. Tout est subtilité mais je ne sais pas comment je cache ma crainte d’être découvert.
Puis nous engageons la discussion sur nos études. Mon hôte à passer son phd à Londres. Il est chimiste comme moi ! Quelle brèche ! Je m’y précipite avec volupté. Nous parlons Chimie quelques instants. Je respire enfin. J’ai oublié Reza et toute sa clique.
Sans transition, mon hôte, aussi brutalement qu’il a su me mettre en confiance avec délicatesse, m’affirme « Mais vous, vous croyez en bien 3 dieux… ». Cette question est trop belle. Je l’interprète comme un cadeau. «Mais non ! Je ne crois qu’en un dieu unique ! ».
Mon hôte donne des ordres en farsi. Je n’y comprends donc rien. Il s’adresse de nouveau à moi. « Votre épouse arrive. J’espère que vous prierez pour moi. » Il se lève et se retire avec ses collègues.
Un garde passe avec un tchador sous cellophane. Peu de temps après, il revient avec Sylvie emmitouflée , complètement noire. On voit bien des yeux sortir du fatras mais ils sont aussi noirs. «Bonjour le corbeau ! qu’est-ce que tu fais ici ? Tu viens rendre visite à l’imam Reza ? »
Nous nous retrouvons dehors et seuls cette fois-ci. Bizarrement, j’aimerais bien être davantage encadré car je ne sais plus très bien quel chemin emprunter. Il y a tellement de portes pour entrer dans le Saint des Saints… Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre.
Car c’est une habitue sociale en Iran. Par exemple, n’imaginez pas voyager à côté de votre conjoint dans un bus. C’est tout simplement impensable. Les femmes derrière, les messieurs devant. D’ailleurs dans ces sociétés respectant si peu les femmes, c’est un paradoxe. Il faudrait plutôt les faire monter à l’avant parce que c’est plus risqué qu’à l’arrière en cas de collision.
Nous nous quittons, obligés, après ces brèves retrouvailles. A chacun sa queue mais nous serons tous deux assaillis par les odeurs de pieds aux entrées. Sylvie y verra le principal événement du parcours alors que j’essaierai de magnifier l’aventure en gommant de ma mémoire ce passage. Les mains des shoes keepers sont noires de crasse. Mauvais métier…
Le sanctuaire est divisé en deux par une grille métallique rejoignant le tombeau de Reza. D’un côté les femmes et de l’autre les hommes s’avancent en files dans deux mouvements presque ininterrompus. Elles se touchent presque sur le tombeau pour se séparer en deux boucles. Les cris extatiques emplissent la salle. La clameur est presque continue elle aussi. Tous en priant veulent toucher les barreaux d’argent du tombeau. Les enfants sont trop petits pour y accéder et les parents les projettent en l’air pour qu’ils puissent s’accrocher quelques instants à la paroi du tombeau.
Les miracles doivent se multiplier dans une telle ardeur mais nous n’en voyons rien malgré nos yeux aux aguets. Seuls les pèlerins les aperçoivent dans leurs yeux embués de larmes. J’ai juste le temps d’une pensée émue pour notre hôte bienveillant : Qu’il rejoigne son paradis quand son temps sera arrivé.
Mais la foule nous pousse inexorablement vers une sortie. Ici les meilleures choses ont une fin. Il faut maintenant rentrer. La nuit est tombée sur Mashad et ses coupoles dorées. La féérie continue et se densifie encore car nous la voyons du dehors. Nous nous imaginons Reza impatient dans son sommeil éternel, enfin rejoint par ses Hourries[4]. Il a attendu toute la journée, jusqu’à même voir passer deux infidèles. Il faudra qu’il en fasse la remarque au responsable des lieux, quand il aura le temps.

[1] Le 1er septembre 2006, l’avion s’est quand même écrasé à l’atterrissage sur le tarmac de Mashad pour juste 29 morts
[2] D’ailleurs c’est ce qui arriva peu de temps après
[3] En Turquie Mustafa Kemal avait instauré la prière en turc. Le Muezzin a appelé à la prière en turc jusqu’en 1960
[4] Dieu dans sa grande mansuétude a doté ses valeureux guerriers de nombreuses et superbes vierges aux cheveux de geai dans son Paradis. Leurs virginités se régénèrent tous les matins. Ainsi nos braves guerriers bénéficient de plaisirs ineffables et sans fin. La question s’est récemment posée concernant les kamikazes palestiniennes car rien n’est prévu dans le Coran à leur sujet. Les Ulémas ont du plancher en urgence sur ce problème délicat et trouver des solutions satisfaisantes (dit-on).
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